Du règne du pharaon Narmer au quatrième millénaire, nous conservons un texte faisant état de la capture de cent vingt mille prisonniers, de quatre cent mille bœufs et d’un million quatre cent vingt-deux mille chèvres. Les plus anciennes utilisations de l’écriture n’étaient pas destinées à transmettre des idées, mais à tenir les comptes. Ainsi, il ne faut pas être dupe du rôle de l’écriture : dès ses débuts, elle est au service de l’érection d’un cosmos.
Mais l’écriture est aussi une incantation du futur. Elle transforme le temps en destin, liant un fatras de situations diffuses, sans incidence, dans une figure. Cesse d’écrire et ton histoire cesse d’exister. Cela te libérerait sans doute. Mais quelqu’un d’autre écrirait alors ton histoire. Il vaut mieux être son propre sujet.
Qui s’est essayé à l’écriture, pressent rapidement qu’écrire n’exige pas tant une dextérité verbale qu’une évolution de ta propre personne. Cela exige la recherche d’une certaine forme de « sagesse », qu’il faudrait plutôt désigner comme une « distance empathique » : c’est-à-dire une capacité à regarder calmement dans n’importe quel abyme tout en traitant avec ironie toutes les constructions qui nous maintiennent au-dessus. Plus simplement, tu dois te mettre au clair avec toi-même, avec les éléments, avec les autres. Une fascination pour les écrivains reconnus vient sans doute de ce pressentiment. À l’inverse, ne pas réussir à faire reconnaître son écriture revient à se faire dire :
— Tu n’as pas atteint cette sagesse, et des zones de l’être te restent closes car tu es incapable d’y faire face.
Ça peut tuer.