La notion de métier procède, en règle, soit d’une inaptitude à la généralisation et d’un être-au-monde borné, soit d’un esprit de guilde.
Les humains acquièrent certes des aptitudes, avec plus ou moins de facilité, et les divers domaines d’activité en exigent des combinaisons spécifiques.
Un chirurgien, par exemple, doit avoir la main sûre et connaître la matière et la dynamique du corps ; la communication empathique n’est pas de son registre, ce que nous lui laissons passer, en évitant simplement de le fréquenter en dehors des salles d’opération. Sous prétexte de métier, le chirurgien mène une existence atrophiée.
Un traducteur doit comprendre la langue de l’auteur traduit avec une acuité à la fois sensible et formelle, et doit également être doué à la rédaction ; il est en outre préférable qu’il ou elle connaisse bien l’œuvre et le registre du langage de l’auteur qu’il traduit. Pour protéger son gagne-pain, le traducteur dira que « la traduction est un métier» ; il pourrait tout aussi bien dire que « la traduction de l’auteur X est un métier » pour exclure ses concurrents de sa chasse gardée. Il se fâchera si tu lui dis qu’un auteur qui connaît très bien la langue d’un autre et son œuvre possède toutes les compétences requises pour le traduire, sans que cela ne soit son « métier ».
Tout comme se fâchera un gestionnaire des bases de données face à un développeur informatique qui pourra non seulement le remplacer dans ce domaine, mais faire évoluer l’objet même dont le gestionnaire s’occupe et dont il affirme que c’est son métier.
Les domaines de la parole naturelle ou informatique sont sans doute les plus généralisables et se soustraient à l’obsession des métiers légitimes. C’est peut-être dans le monde seul de la matière, dans l’art de couper un arbre, d’extraire la pierre d’une carrière, dans l’art d’assembler les pièces d’une horloge, dans l’art de pêcher le poisson, dans cette articulation complexe entre l’activité humaine et la nature, que la notion de métier fait sens, et met en effet l’amateur en position d’échec.