1
Le corps est une forme d’engagement dont l’hypocrisie est possible, mais difficile à réaliser. Le corps ancre dans l’ici ; il existe dans le maintenant. Il te permet de jouir de l’ici et du maintenant. Mais, ce faisant, il expose ta conscience aux accidents de la matière et à la souffrance.
La logique du monde se fait connaître à travers le corps. Le corps vivant est une heuristique.
Le corps est le fondement de l’idée du lieu. Le corps donne accès à la manipulation du lieu.
Le mouvement du corps à travers le monde donne du sens au corps. Chemin faisant, un corps devient humain.
2
— Arrivez, états du corps, écrit Anne-Lou Steiniger, revenez-moi, faites ronde. Corps en extase, corps crucifiés, corps épuisés, soulevez-vous aussi. Corps quand je marchais, tous les pas, toutes les chutes. Corps quand je dormais, toutes les nages, tous les sursauts. Corps quand j’aimais, tous les élans et toutes les transes. Corps que je vidais, remplissais, grattais, reniflais, léchais, tous mes corps animaux, mes corps intimes et sans méfiance. Corps croqués de froid, rompus de nuits volées ; corps des frissons hauts comme piques de paille, corps des petites fièvres de velours râpé ; corps sans fin des maladies, cassés, rongés, hurlants ; corps hébétés, clos, mats, des repos repus ; corps de l’instant d’avant et de l’instant d’après, corps de jamais vraiment ; et tous les corps oubliés, leur foule murmurante, me suppliant de les reconnaître.
4
Pendant Pâques 2011, on célébra en même temps le corps béatifié du Pape et le corps capturé d’Oussama.
L’un déterré, replacé, surlocalisé dans la chapelle érigée par Pier Paolo Cristofari en l’honneur de St Sebastian dans la Basilique St. Pierre.
L’autre délocalisé, expulsé des coordonnées du cosmos en pleine mer.
La foule exulta à Washington en faisant sonner les klaxons comme les trompettes de Jéricho. L’Amérique faisait tomber les murs invisibles du monde pour s’y épancher à son aise. (Le mythe, dès lors, rejoignit la réalité et le crucifix devint une paire de coordonnées : un croisement des longitudes et des latitudes, interface technique pour assigner chaque corps à sa place.)
5
Le 28 décembre 1963, Carlos Castaneda note : « si j’acceptais l’idée qu’il fût possible de perdre mon corps, je perdais du même coup tout mon rationalisme. » C’est vrai ou pas en fonction du corps dont on parle. La raison est intimement liée à une compréhension physico-mathématique du corps. Mais le corps vécu est polymorphe et discontinu.