Nous savons parfaitement bien que l’être est dépourvu d’essence. L’identité résulte en effet d’une synthèse, en majeure partie exogène (sans jamais l’être entièrement : le corps, entre autres, te situant dans un régime d’intériorité). Ce qui m’étonne, cependant, c’est de lire d’aucuns — dont les mauvais exégètes de Judith Butler — s’émouvoir de cette synthéticité de l’être et de l’identité ; s’en émouvoir, j’entends, non pas sur le mode de la fascination, mais sur le mode de la dénonciation, d’un cri au scandale. Au nom de quoi ? D’une authenticité prénatale ?
Tes parents t’ont nommé ! So what ? C’est ce que font les parents en tenant dans leurs bras un être dépourvu de parole, qu’il faudra gérer en coordination avec des tiers jusqu’à ce qu’il acquiert la capacité de se nourrir lui-même, et qu’il faudra donc bien désigner d’une manière ou d’une autre.
On t’a déclaré fille ou garçon en scrutant ton entrejambe ? Lorsque tu voyages en d’étranges contrées, on te considère comme étranger ? C’est la vie, l’ami, la part exogène de la synthéticité. À toi de définir ce que cela veut dire que d’être fille ou garçon par tes actes. À toi de nouer des liens qui articulent ton existence à celle des autres jusqu’au degré de familiarité qui vous convient et qui vous semble possible.
Dénoncer la synthéticité comme violence comporte une faille logique béante : car comment usurper le rôle du soi dans l’autodétermination d’un être dont les pseudo-butlériens nient le statut d’être et d’agent, et dont ils ont bien compris que son « soi » est le produit d’une synthèse ? Le sujet dépourvu de sujet ne peut être ni spolié de son actorialité ni insulté.
Toute expérience de pensée, toute forme de perception, est synthèse et classification, cela ne rend pas la pensée plus méchante que l’existence elle-même. Ce qui importe, s’est de prendre ta propre synthèse en main, autant que tu le peux, de t’arroger une part de soi, de liberté dans la synthèse qui te traverse. Ou alors d’embrasser, comme le conseille Nietzsche, cet amor fati qui transforme l’extérieur en intérieur, le subi en agi, le destin en moi, et le monde en demeure.